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Les thérapies de couple

Le modèle des « thérapies de couple » selon Mony Elkaim.

 

Extrait de: Cairn

 

Edith Goldbeter. : Cher Mony, tu as créé un modèle pour comprendre les difficultés des couples dans les années 1970, et tu l’as publié dans les années 1980 (Elkaïm, 1989). Depuis lors, ce modèle est utilisé par de nombreux psychothérapeutes et il est enseigné par différentes écoles, aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord et du Sud. Peux-tu le résumer pour nos lecteurs ?

 

 

Mony ElkaÏm. : Ce modèle peut être décrit comme une double contrainte réciproque enserrant les deux protagonistes du couple et l’apparition d’une nouvelle double contrainte réciproque liant le thérapeute avec chacun des deux membres du couple. C’est de la capacité du thérapeute de s’utiliser au sein de ce système thérapeutique à trois que pourra surgir la différence et la sortie de la répétition.Par exemple, imaginons un couple où la femme se plaint que son mari est constamment insatisfait par elle et par ses actions. Elle vit alors qu’elle n’est « pas assez bonne », qu’elle n’est pas à la hauteur de la personne qu’elle voudrait être.Le partenaire vit que son épouse a une telle exigence qu’il a l’impression qu’il ne peut être accepté par elle que s’il est parfait, que s’il est le meilleur.Mon hypothèse est que les deux membres du couple sont pris dans une double contrainte réciproque. Dans quelle mesure l’épouse n’a-t-elle pas grandi dans un contexte où d’une manière répétitive, on lui a reproché de ne pas être comme elle le devrait, et dans quelle mesure n’est-elle pas prise dans une double contrainte personnelle, divisée entre le fait qu’elle veut être à la hauteur d’attentes qu’on a d’elle et la conviction profonde qu’elle ne peut pas y parvenir ?

 

L’hypothèse est alors que cette femme est déchirée entre ce que j’appelle son Programme Officiel (PO) – « je veux être reconnue comme je suis, je veux être à la hauteur » – et ce que j’appelle sa Construction du Monde (CM), c’est-à-dire une conviction qu’elle a élaborée à la suite d’événements répétitifs dans sa famille d’origine – « je ne suis pas à la hauteur, je ne peux que décevoir ».

 

 

Semblable au chat échaudé qui craint l’eau froide, elle a revêtu une armure qui la protège de la désillusion. Elle n’arrive pas à croire que quelqu’un puisse l’accepter comme étant assez bonne car elle craint de quitter son armure et de se retrouver confrontée à cette désillusion. Elle veut que l’autre la traite d’une manière telle qu’elle se vive à la hauteur ; mais si l’autre le fait, elle craint tellement que ça ne dure pas, qu’elle ne peut que disqualifier les tentatives du partenaire de la traiter positivement.

 

Quand je pense à ces situations, je pense fréquemment à deux chansons de Ray Charles. La première s’intitule Unchain my heart ; Ray Charles demande à sa partenaire de le laisser partir car « You don’t care about me » (Tu n’es pas attentive à moi), « Let me free » (Libère-moi). Une autre chanson de Ray Charles s’intitule Hit the road, Jack (Fout le camp, Jack). Elle a été enregistrée quelque temps après la première, et là, Ray Charles s’accroche, il ne veut pas partir. Il trouve sa compagne méchante. Il plaide du mieux qu’il peut pour rester. C’est comme si le chanteur disait à la fois à sa compagne, au niveau du PO : « Je veux être libre et me sentir enfin heureux », et au niveau de la CM : « S’il te plait, ne m’abandonne pas, je ne sais pas comment me débrouiller seul ».

 

Quand la partenaire répond à un niveau de la double contrainte, elle ne répond pas à l’autre niveau.

 

 

Dans quelle mesure pour ce qui concerne notre couple, le mari de cette épouse n’est-il pas à son tour divisé entre deux niveaux, un niveau officiel : « je veux que ma femme m’accepte, qu’elle arrête de se plaindre de moi », et une CM qui est : « je ne suis acceptable que si je suis le meilleur, et malheureusement, je n’arrive pas à croire que j’en suis capable ».

 

Le psychothérapeute va alors vérifier ces hypothèses : dans quelle mesure est-ce que la famille d’origine de chaque protagoniste n’a pas créé des expériences répétitives qui pourraient expliquer les CM de chacun des membres du couple ?

 

Si cela est le cas, alors chacun d’entre eux demande quelque chose qu’il ne croit pas possible à son/sa partenaire. Il (ou elle) est alors à la fois geôlier(ère) et prisonnier(ère). Il ou elle veut une chose et son contraire. Dans quelle mesure le fait que l’autre renforce la croyance profonde de ma CM, ne me protège-t-il pas ? Dès lors, je ne suis plus geôlier et prisonnier, je ne suis plus que prisonnier. Ma situation est douloureuse, mais c’est à cause de l’autre. S’il cessait de me tourmenter, « Unchain my heart », je serais libre, « Let me free » !

 

En même temps, le psychothérapeute n’est pas extraterritorial, car si son vécu, ses sentiments, sont liés à lui, ils ne sont pas réductibles à lui. Ce qu’il vit n’a pas seulement une fonction par rapport à son histoire mais aussi par rapport aux CM des deux membres du couple. Si le thérapeute est quelqu’un qui a l’impression d’avoir été traité dans sa famille d’origine comme s’il n’était pas à la hauteur (par exemple parce qu’il n’arrivait pas à aider ses parents qui demandaient son aide, ou parce qu’il aurait dû être le premier, celui qui rendait fiers ses parents par ses réalisations ou ses succès), il risque de renforcer les croyances profondes des deux membres du couple, leurs CM, pendant que les siennes propres se retrouvent amplifiées par la même occasion.

 

J’appelle cela une résonance, c’est-à-dire une situation où le vécu du thérapeute comme celui des membres du couple a une fonction par rapport aux croyances profondes des membres du système thérapeutique. À partir de ce moment, cette résonance risque de mener chacun des membres du système thérapeutique à renforcer les croyances des autres membres de ce système humain, et ainsi d’en maintenir une stabilité douloureuse.

 

Mon modèle permet donc d’étudier le système thérapeutique constitué par les deux membres du couple et le ou la thérapeute comme un système de constructions du monde en relation. Comme tout système à l’équilibre, ce système de CM en relation tentera de maintenir sa stabilité grâce à une résonance dont la fonction est de renforcer les CM de chacun.

 

E.G. : Mony, comment intervient-on alors avec un couple comme celui-ci une fois que le thérapeute a vérifié ses hypothèses ?

 

 

M.E. :  Le premier type d’intervention est ce que j’appelle l’intervention « scolaire » : le thérapeute ayant vérifié les éléments historiques de la famille d’origine de chacun, peut montrer alors comment le comportement de chaque partenaire a touché une plaie mal refermée de l’autre partenaire et que donc la réaction apparemment disproportionnée de l’autre ne l’est qu’en apparence. Chacun des deux membres du couple est le déclencheur qui appuie sur la plaie mal refermée et fait bondir l’autre. Il n’est pas la cause, il n’est que le déclencheur. A partir de ce moment, chaque fois que le partenaire, par exemple, reproche à sa compagne de ne pas être satisfaisante, il est en train d’amplifier chez elle la CM qui va au-delà du problème du couple. Le thérapeute propose alors aux deux partenaire de l’aider en parlant avec lui de leurs passés par rapport au thème spécifique de leurs CM respectives, ceci afin de flexibiliser cette croyance et faire le deuil de ce qu’ils n’ont pas reçu. Le comportement de chacun est donc ainsi redécrit comme amplifiant chez l’autre un aspect de son histoire qui le déborde en un véritable tsunami.

 

 

Le rôle du thérapeute est donc d’aider chacun à flexibiliser sa CM par rapport à cet aspect particulier pour réagir différemment aux comportements du partenaire.

 

Une autre manière d’intervenir serait de relever la double contrainte dans laquelle chacun se trouve piégé. Madame et Monsieur veulent une chose qu’ils n’arrivent pas à croire possible. Dans quelle mesure le comportement de l’autre n’a pas comme fonction de protéger son/sa partenaire en l’aidant à ne pas avoir à sortir de son armure, de sa forteresse, de ne pas s’exposer. Ainsi, ce qu’on reproche à l’autre est quelque chose que l’autre fait par amour pour nous, pour nous protéger à son détriment. Cette intervention qui est un recadrage positif du symptôme, accompagné d’un recadrage paradoxal, a comme but d’aider chaque membre du couple à se rendre compte que l’autre le protège par le comportement qui lui est reproché. A partir de ce moment, le thérapeute explique à chaque membre du couple que tant qu’ils auront besoin de la protection de l’autre parce qu’ils n’ont pas assez flexibilisé leurs CM, l’autre ne peut que continuer à les protéger en se sacrifiant pour être celui ou celle à qui l’on reproche ce comportement dont on ne se rend pas compte à quel point il est protecteur.

 

Le thérapeute peut alors dire qu’il ne faut pas attendre de changement tant qu’il n’est pas arrivé à convaincre chaque membre du couple que l’autre a suffisamment évolué pour ne plus avoir besoin d’être protégé de la sorte.

 

Le troisième type d’intervention est celle des « prescriptions paradoxales ». Nous savons donc que chacun des membres du couple demande au niveau du PO quelque chose qu’il ne croit pas possible au niveau de sa CM. Quoi que le conjoint fasse, il ne peut donc que répondre à un seul niveau de la double contrainte. Le thérapeute va donc demander par exemple à Madame : « Qu’est-ce que Monsieur pourrait faire pour que vous ayez l’impression qu’il est satisfait par ce que vous faites ? Pensez à une tâche qui ne dure pas plus d’un quart d’heure et qu’on peut donner deux fois par semaine. » La femme répond : « J’aurais souhaité qu’il apprécie un plat que je préparerais spécifiquement pour lui et que je sais qu’il aime ».

 

Le thérapeute négocie alors avec les deux membres du couple le type de plat que l’homme souhaiterait que son épouse prépare et donne l’injonction suivante : « Monsieur, quand Madame aura préparé ce plat selon vos indications, dites-lui : “toutes ces années, j’ai attendu que tu me fasses un plat pareil ! Maintenant que le thérapeute le demande, tu le cuisines, ce n’est donc pas pour moi, c’est pour lui ! Amène-le lui et fout moi la paix !” Ou dites-lui : “ce plat n’a aucune ressemblance avec ce que j’aurais souhaité ! Il est détestable et je ne peux même pas le goûter ! Tu as vraiment fait de ton mieux pour faire un plat que je ne peux que détester !” ».

 

Ce faisant, le thérapeute prescrit au mari d’une façon caricaturale ce qu’il faisait déjà sans s’en rendre compte, c’est-à-dire renforcer régulièrement la CM de Madame et ainsi la protéger en la maintenant dans son armure ou son blockhaus. A partir du moment où le thérapeute prescrit ce que l’épouse craint et dont la fonction est de protéger et de renforcer sa CM, il l’en libère. Dans la mesure où elle peut s’attendre à ce que le mari rejette ce qu’elle fait puisque cela est prescrit par le thérapeute, elle ne vit plus de la même manière la critique exprimée par le mari. De son côté, le conjoint qui se voit prescrire d’une manière exagérée son comportement habituel, découvre la liberté de résister à la prescription du thérapeute plutôt qu’aux paroles que sa femme prononcerait sans influence étrangère. Il ne se sent plus attaqué puisque son épouse ne fait que répéter une leçon prescrite par un tiers ; il s’agit d’un scénario, d’un jeu. Il n’est plus celui qui est attaqué, il n’est que l’acteur qui joue dans la pièce prescrite, oubliant qu’il ne s’agit que d’une version différente de la pièce dans laquelle il jouait sans le réaliser.

 

Une tâche du même type peur être donnée ensuite à l’autre membre du couple. Mais il est clair que le thérapeute ne peut utiliser ces directives que s’il a l’impression que les membres du couple sont prêts à y participer.

 

Dans le quatrième type d’intervention, le thérapeute s’allie avec l’un des membres du couple comme co-thérapeute tout en faisant parler l’autre des éléments qui ont créé sa CM avant qu’il ne rencontre son partenaire. Dans la mesure où celui qui écoute ne se sent pas attaqué, il devient alors extrêmement ouvert et soutenant par rapport à son partenaire. Il est très fréquemment solidaire de la personne qui décrit pas à pas les expériences répétitives qui l’ont menée à sa CM sur ce thème spécifique, et comprend la douleur qui accompagne cette situation. Le thérapeute dont la tâche est de flexibiliser cette CM dit alors au membre qui va le soutenir que s’il continue à amplifier la CM de l’autre, ce que le thérapeute peut comprendre, la situation ressemblera à celle de Pénélope défaisant chaque soir son ouvrage de la journée pour mieux tenir à distance ses prétendants et gagner du temps dans l’attente du retour d’Ulysse.

 

Il attend donc du membre « cothérapeute » du couple de l’aider en n’agrandissant pas trop la plaie encore douloureuse. Quand cette CM est flexibilisée, on recommence le même processus en inversant dans le couple les rôles de celui qui écoute et soutient avec celui qui parle de sa souffrance.

Cette cinquième approche est toujours à utiliser. Il s’agit pour le thérapeute d’analyser ses résonances et de tenter de ne pas entrer avec le couple dans la répétition. Chaque fois que cela arrive, il analyse la manière dont il a renforcé les CM du couple et s’en excuse. Analyser ses résonances ne signifie pas parler de son histoire ou de son vécu, ce qui envahirait les patients, mais simplement analyser l’effet du vécu du thérapeute sur les CM des patients. Dans quelle mesure ne se trouve-t-il pas en train de vivre par rapport à eux ce qu’ils attendent et craignent à la fois ? S’il réagit d’une manière différente de leur attente, il peut les aider à inaugurer un vécu nouveau et positif qu’ils pourront exporter hors de la séance thérapeutique.

 

D’autres modes d’intervention sont possibles, c’est à l’utilisateur de ce modèle de fonctionnement du couple en crise de les inventer.

 

EG : Qu’aimerais-tu ajouter pour nos lecteurs ?

 

ME : Deux choses. Tout d’abord, je ne crois pas que l’on choisisse l’autre uniquement en fonction de la manière dont il renforce notre CM. C’est possible, mais on peut aussi le ou la choisir pour de nombreuses autres raisons. Ce n’est qu’une fois que la relation est entamée que par essais et erreurs, on se bloque sur un thème douloureux pour les deux. A partir de ce moment, ce thème s’amplifie car il touche les deux membres du couple de façon différente mais également douloureuse.

 

L’autre élément que je voulais avancer, c’est que tous les couples sont aussi thérapeutiques. À côté des aspects douloureux qui sont mis en branle, il y a aussi des situations où les craintes de l’un n’éveillent rien de négatif chez l’autre. La répétition est alors évitée. Le partenaire peut bien sûr partir si sa CM est en danger, mais s’il reste, le vécu affectif différent par rapport à sa CM l’aidera progressivement à sortir de la répétition et à assouplir ses croyances profondes.

 


Référence

  • ELKAÏM M. (1989) : Si tu m’aimes, ne m’aime pas. Le Seuil, Paris.

Notes

 [1]Professeur honoraire de l’Université Libre de Bruxelles. Neuropsychiatre, thérapeute familial.

Pour citer cet article

Mony Elkaïm et Édith Goldbeter-Merinfeld « À propos des thérapies de couple… »,Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux 1/ 2009 (n° 42) , p. 169-174 .
URL : www.cairn.info/revue-cahiers-critiques-de-therapie-familiale-2009-1-page-169.htm.
DOI : 10.3917/ctf.042.0169